Think [PV Graounette ;) ]

J'ouvrais les yeux à la tombée de la nuit, lorsque le soleil vient tout juste de s'éteindre. Ma chambre, protégée contre les rayons de l'astre du jour est plongée dans les ténèbres et pourtant je voyais tout. J'étais allongée sous les draps finement tissés d'un rouge profond, sombre, presque noir. Les montants de mon lit courraient jusqu'au plafond là où une étoffe faisait office de ciel, un ciel doux et soyeux, brodé de minuscules petites fleurs écarlates. Je restais allongée de nombreuses minutes, ne sachant pas vraiment si je désirais me lever ou rester là, immobile.

Comme toutes les nuits. Mais ce soir je me lève, je sais bien que Maria voudrait que je fasse une petite apparition. Cela fait longtemps que je ne me suis pas montrée au club et selon notre marché... Je soupire et m'extirpe de mes draps. Un passage sous la douche, oh pas très long, à peine une petite heure... Et je me traîne jusqu'à ma penderie en pestant. Si je descendais nue ce serait tellement mieux ! Mais je suppose que Maria n'appréciera pas... Evidemment. Alors je fouille dans mon armoire, pousse un ou deux cris de désespoir en voyant ma recherche ne pas avancer, hurle "je n'ai plus rien à me mettre" et me décide pour une robe au décolleté avantageux, pourpre et une paire d'escarpins assortis.

Sauf que je reste face au miroir, pas vraiment satisfaite de mon reflet. A vrai dire, je me préfère en robe courte, pailletée, une robe comme j'en portais lors de mon humanité. Mais autant rester classe et distinguée...tant que je le peux. Un peu de mascara et je descends enfin au club. Je croise quelques habitués, leur offre un charmant sourire tout en dissimulant mes crocs. Je suis connue aussi pour n'apparaître que rarement et pour me montrer douce, charmante mais ferme quand il le faut. Qui viendrait chatouiller un vampire d'un peu trop près ? Pas grand monde heureusement.

Je m'installe au bar et reporte toute mon attention sur une petite bougie à la flamme tremblotante. Je m'abîme dans sa contemplation et me complaît dans cette immobilité propre aux immortels. Je suis une statue de marbre à l'esprit évadé. Je n'existe plus, l'espace de quelques minutes. Quand je reviens à moi, je sursaute et une odeur me fait plisser le nez. Je relève la tête et je vois son reflet dans le miroir.

Force était de constater qu’un gamin de 25 ans n’était plus un gamin, justement. Alekseï Dimitriov n’entendait pas les choses de cette oreille, pourtant, que pouvait-il contre la majorité donnée à 18 ans ? Il avait beau répéter à son crétin d’aîné qu’en tant que loup il n’avait rien d’un être mûr et réfléchi, et qu’il était loin d’être adulte. D’une part parce qu’il n’avait pas encore atteint les 30 ans, de l’autre parce que son comportement irresponsable n’y aidait en rien. L’Alpha ne comptait plus les fois où son fils héritier l’avait mis en rogne. C’était à vrai dire à désespérer. Un mot du père, un seul, et le grand benêt riait aux éclats, papillonnait des paupières ou faisait tout bonnement semblant de ne pas écouter. Ca, c’était dans le meilleur des cas. C’est-à-dire lorsqu’il ne partait pas en claquant la porte, méchant et sournois, certain de préparer du mieux possible un cocktail explosif de « choses à ne pas faire pour énerver papa comme il se doit ».

Par une -plutôt- chaude nuit d’été comme celle-ci, lors de laquelle l’Alpha parcourait les rues de St Petersbourg sans autre raison précise que de se tenir près de ses chers enfants un peu trop éloignés du domaine familial, son attention fut attirée par une bande de jeunes en pleine démonstration de ses talents devant le bien -trop- connu Bloody Mary. Il s’agissait d’un clan de jeunes humains aux prises avec… les jeunes loups de sa propre meute. Son fils en tête, comme par hasard.

Fronçant les sourcils, l’Alpha se tint un long moment en retrait, observant d’un œil et écoutant d’une oreille attentive ce qu’il se disait. Les siens étaient déjà tellement plongés dans la dispute qu’aucun d’eux ne sembla remarquer ni sentir sa présence. Qu’ils en viennent aux mains, ce n’était pas un problème. Alekseï lui-même considérait cela comme normal pour leur âge, après tout. Les rivalités bien que souvent stupides sont un mode de fonctionnement à cette période de la vie. Les siens, à moitié humains, n’avaient aucune raison d’y échapper. Plus encore, leur toute nouvelle condition et les hormones lupines donnaient davantage d’accent à ces pulsions dominatrices. Un loup reste un loup, même à moitié humain. Avec un territoire à défendre, et une meute à protéger. Généralement, ces passions sont instinctives. Mais gérer une telle affaire ne l’est pas. Il faut apprendre, et expérimenter. Se tromper, également. Rien n’est acquis si facilement. Et Belian était encore loin de savoir s’y prendre, tout comme ses petits camarades…

D’un pas déterminé, le loup pour la soirée solitaire se décida enfin à se montrer. En venir aux mains ce n’était rien. Laisser les griffes et les crocs prendre le dessus était une toute autre chose. Les petits humains n’avaient aucune chance contre cette bande de jeunes loups. Les laisser ce stade avancé de la situation comprenait le risque de faire éclater la vérité aux yeux de tous. Et de part son engagement envers l’Amnistia, lui, Alpha de la meute, en serait responsable. Allez tenir un si joyeux groupe de grands benêts obsédés par le sexe, l’alcool, et la bagarre, vous ! Pris dans le feu de l’action, l’aîné savait que trop combien il pouvait être difficile de retenir sa bête. Une transformation se contrôle bien mal dans les premières années. Et en cet instant le danger de l’exposition était bien trop imminent pour choisir de faire confiance à de récemment initiés.

Arrivé à hauteur des petits jeunes, l’Alpha se fit rapidement remarquer, par les siens comme les humains. Un regard simplement suffit à l’adresse de la meute, et en particulier de son fils, pour leur faire comprendre qu’il n’était point la peine d’insister. Inutile de préciser que cette intervention nombre de murmures inappropriés, de même que de regards sévères et d’agitation au sein de la troupe. Déçus mais bien obligés d’obtempérer, les lycans se virent alors forcés de regagner sans d’autres explications l’intérieur du bâtiment, la queue entre les jambes. Le plus réticent et le dernier à partir fut le fils du loup, qui probablement fou de rage, n’adressa à son paternel qu’un regard assassin supplémentaire.

Passant sans mot dire alors devant les humains ricanant, Alekseï se fraya un chemin à travers la foule du Bloody Mary, et regagna rapidement le sous-sol. Une envie soudaine de s’expliquer auprès de son fils et de s’excuser de lui avoir fait perdre tant de crédibilité. Mais ce dernier aurait-il simplement le désir de comprendre que son intervention avait été nécessaire ? L’Alpha en doutait, et ses suppositions se confirmèrent au moment de croire son aîné à nouveau.

-Faut toujours que tu sois dans mes pattes ! Tu veux pas me lâcher une minute !?

Agacé, et probablement légèrement blessé, l’homme détourna le regard et décida d’ignorer son gamin pour le reste de la soirée. Nul besoin d’insister avec une telle forte tête. Soupirant, le loup se retourna alors, remarquant la présence d’un tiers écoutant leur petite altercation. Une femme. Vampire, de surcroit. Le loup ne lui adressa qu’un regard inexpressif en prenant conscience du dérangement qu’il avait pu lui causer. A son petit nez légèrement plissé, il savait que son odeur animale l’avait mise en garde.

-Faut toujours que tu sois dans mes pattes ! Tu veux pas me lâcher une minute !?

Je fronce les sourcils et jette un coup d'oeil au jeune impertinent qui a l'audace de proférer ces mots d'une voix aussi désagréable à mes innocentes oreilles. Hahaha. Belian, comme par hasard. Je ne fréquente pas vraiment le jeune loup mais il "squatte" suffisamment par ici pour être connu comme un petit emmerdeur fini mais adorable, tout comme son oncle quand j'y repense. J'adore Ullian ne vous méprenez pas. Mais il est beaucoup trop irresponsable pour quelqu'un de sa position. Et c'est moi qui dit ça... Je me gifle mentalement en me disant qu'une vampire incapable d'affronter son maître, aussi doux et prévenant soit-il, est la dernière des idiotes et ne vaut pas mieux qu'un louveteau en pleine crise d'adolescence. Après tout moi on ne m'a pas laissée faire ma crise d'adolescence quand j'y repense ! Oui ça n'existait pas encore à l'époque à la réflexion. Je me rattrape plutôt bien aujourd'hui et je ne suis pas forcée de grandir au moins. Je me complais dans cet état d'éternelle jeunesse monstrueuse et contre nature. Devrais-je avoir honte ? A vrai dire je n'en ressens aucune.

Je jette un coup d'oeil au propriétaire de l'odeur qui m'a pour le moins surprise. Je ne l'ai jamais rencontré mais mon brillant esprit de déduction se met en marche, eh oui même les blondes peuvent réfléchir ! Pour autant que je sache, vues les paroles de Belian, ça ne peut qu'être son père, l'alpha de la ville. Je ne parviens pas à retenir un sourire amusé. Il est plutôt pas mal l'alpha, je comprends maintenant pourquoi Belian est aussi mignon ! Apprécierait-il ou pas l'affection et l'intérêt que je porte à son fils ? J'en doute. D'après Maria, il y a dans ses proches une espèce de louve hystérique aussi blonde que je le suis et qui ne supporte pas les vampires. Oui eh bien désolée, on ne m'a pas réellement demandé mon avis avant de me transformer. Enfin techniquement si, mais allez savoir, je suis certaine que mon maître m'aurait tout de même transformée si j'avais dit "non". Après tout il m'avait bien enlevée !

Je fixe crânement le loup droit dans les yeux, comme si je le défiais de m'approcher, de m'attaquer... comme si je l'incitais à le faire en réalité. Et puis soudain j'éclate de rire et le son rebondit sur les mur, comme un lutin insolent et s'évanouit dans l'air. La musique finit d'étouffer les dernières bribes de mon rire et je me lève pour m'asseoir près du loup. Après cette petite dispute avec son jeune crétin de fils, je suis certaine qu'il ne va pas très bien m'accueillir. A y regarder de plus près, il a un air un peu grognon. Mais comment lui en vouloir ? Avec toutes ses responsabilités... Brrrrr ! Rien que d'y penser j'ai un énorme besoin de m'enfuir. Voilà un mot qui ne me plaît guère. Responsabilités. Un truc à vous faire faire des cauchemars pendant des mois. Pourtant je repousse bien vite cette stupide pulsion de lâcheté. La lâcheté ça me connaît. Je suis la championne de la fuite et incapable de me comporter en adulte responsable la plupart du temps. Ce qui ne m'empêche pas de me comporter de façon très maternelle avec certaines personnes, allez savoir pourquoi.

Posant mon visage dans le creux de mes mains, j'observe le loup en silence. Je dois lui paraître bien jeune. Et lui me paraît si vieux ! Peut être que le poids des ans et des responsabilités se voit dans ses yeux. C'est difficile d'être quelqu'un sur qui on peut compter ça je le sais. D'une voix douce et presque compatissante, pas emplie de pitié pour un sous cependant, je lui demande s'il veut boire ou manger quelque chose en ajoutant mentalement pour moi-même que je mettrais bien une bonne fessée à son fils histoire de lui apprendre à respecter ses aînés. Je n'ose pas vraiment me présenter ni même demander confirmation de mes suppositions. J'aurais vraiment l'air stupide s'il n'était pas l'alpha !

Dans sa tête, le loup essayait de compter le nombre de fois qu’il avait vu cette vampire assise à ce bar ou bien dansant sur l’estrade. Elle n’était pas nouvelle ici, il y avait déjà vue, il en était certain. Quant à savoir à combien de reprises exactement… son vieil esprit fatigué et tourmenté aurait bien été incapable de le lui rappeler.

Avec froideur, l’Alpha se renfrogna. Elle venait assurément d’être témoin de la scène qui s’était déroulée non loin d’elle. Il n’était un secret pour personne que le chef de meute ne tenait pas son fils. Mais Alekseï s’en sentait plus profondément touché encore lorsque Belian l’enrageait devant témoins.

D’un vif mouvement de tête, il détourna le regard pour contempler son fils une dernière fois. Ce dernier venait de lui lancer un dernier coup d’œil plein d’insolence avant de quitter la salle, une charmante blondinette à chaque bras. Deux humaines qu’il risquerait de blesser pendant la nuit, et qu’il humilierait sans aucun doute le lendemain au réveil. Que « s’amuser » soit synonyme de « faire preuve d’égoïsme », l’Alpha ne le comprenait pas. Et chaque fois il se disait qu’il serait temps que ses proches ne considèrent plus cet enfant comme « un jeune homme débordant d’énergie ayant simplement besoin de se défouler ». A quel prix, le savaient-ils tous seulement ? L’un d’entre s’était-il seulement mis à la place de l’une de ces filles qu’il ramenait dans son lit l’espace d’une nuit pour les laisser sans nouvelle au lendemain ? L’un d’entre eux avait-il déjà été humilié de la sorte ? L’un d’entre eux avait-il déjà pris le risque d’être tué dans la nuit ou transformé en une créature de la nuit par un jeune lycan ayant perdu le contrôle de sa bête au moment de l’acte d’amour ? Ces accidents étaient trop fréquents pour qu’un chef de meute puisse les ignorer. Il était censé protéger la communauté humaine des siens. Et voilà que son propre fils était le premier à prendre le risque. Cela ne pouvait plus durer…

Excédé, l’homme se détourna vivement et de toute sa force et sa hauteur, manqua faire tomber une jeune demoiselle. Courtois et poli, il l’aida à se rattraper et la pria de l’excuser, avant de constater le regard amusé de sa blonde interlocutrice. La fameuse vampire qui visiblement, ne l’avait pas quitté des yeux depuis son arrivée. Alekseï avait l’habitude d’être ainsi épié, envié, parfois même désiré. Il ne s’en sentait pas pour autant moins gêné chaque fois que quelqu’un se prenait à lui accorder tant d’attention. Pour lui, il était évidemment qu’il ne la méritait pas.

Les vampires sont des êtres particuliers, dont il est difficile d’évaluer les attitudes et les comportements. Aussi l’Alpha se trouvait-il plus en difficulté devant cette femme que s’il s’était agi d’une humaine ou d’une louve. Il ne savait ce qu’elle pensait ni quelles étaient ses intentions. Aussi choisit-il la solution de facilité.

-Puis-je quelque chose pour vous ?

Attentive, elle le contemplait toujours, tête entre les mains, à la manière d’une adolescente prête à séduire. Ou peut-être celle d’une femme amusée… mais séduisant tout de même, bien que peut-être involontairement.

Faisant claquer sa langue, elle daigna alors se redresser puis adressa au loup un regard compatissant. Visiblement inquiète pour sa personne elle ignora dans un premier temps sa question avant d’en lancer une autre à son adresse. Avait-il faim, soif ? Imperceptiblement, le loup hocha la tête. S’il était, il lui faudrait bien consommer. Mais ce n’était pas ce qui lui importait en priorité. Cette vampire l’intriguait, à la vérité.
Quel était son rôle exactement ici ? N’était-elle pas danseuse uniquement ? Jouait-elle les serveuses à l’occasion ? Maria savait décidément gérer son business d’une main de maître, et ne ratait jamais une occasion de faire tourner la boutique. Ah, ces affaires de vampires… il lui valait pourtant mieux n’y pas mettre le nez…