Nube Negra

"Est-ce que ça va ?"

L'enfant regarde autour d'elle. Les lumières blanches l'éblouissent, elle n'aime pas cette odeur qui la prend à la gorge. Et elle a mal, mal au bras. Tiens ? Un plâtre ? Pourquoi un plâtre ? Elle écoute sagement le médecin à côté d'elle. Il a l'air fatigué, elle peut voir des cernes sous ses yeux, comme papa quand il travaille trop et ne dort pas assez. Elle se souvient qu'elle était dans une voiture, la voiture de papa justement, avec lui et maman pour aller faire quelques courses. Elle voulait aider maman à choisir des légumes et aussi des fruits secs pour les gâteaux.

Le médecin essaye de lui expliquer quelque chose mais elle n'écoute plus. Où sont papa et maman ? Elle a mal, elle veut rentrer à la maison pour dormir, ce lit est moche d'abord et en plus elle n'a pas son doudou ! Puis soudain, elle se tait et écoute. Le médecin a l'air triste. Papa et Maman ne reviendront plus. Plus jamais ? Pourquoi ? Parce qu'ils sont morts. C'est quoi mort ? C'est quand quelqu'un ne vit plus, que son corps ne bouge plus et que son esprit est parti au ciel. Mais alors je ne reverrais plus jamais Papa et Maman ? Non plus jamais.

Et l'enfant éclate en sanglots. L'assistante sociale s'approche d'elle, la prend dans ses bras et la berce. Mais l'enfant continue de pleurer. Plus jamais... jamais...

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La vie à l'orphelinat, c'est loin d'être drôle. Dans les séries américaines, les enfants se serrent les coudes, les plus grands s'occupent des plus petits et ces derniers sont des amours qui trouvent rapidement des parents. En réalité les plus grands martyrisent les plus petits et les adoptions se font rares. A peine de quoi manger convenablement, peu de vêtements et la tristesse qui règnent en ces lieux ne serait rien sans l'indifférence du personnel. Pas de maltraitance. Mais pas d'affection pour ceux qui en ont le plus besoin. Manger, boire, dormir, se vêtir, c'est tout ce qu'il leur faut pour survivre non ? Alors pourquoi s'embarrasser de bisous et de câlins ?

Et puis ils ont droit à une éducation convenable. Mathématiques, grammaire, orthographe, histoire, géographie, langues étrangères pour les plus vieux... Non vraiment ils n'ont pas à se plaindre ! Plus tard, les enfants devenus adolescents rejoignent un foyer, trop vieux pour être adoptés. C'est ce qui arrive à la petite Mily. Privée de l'affection des siens, l'enfant joyeuse et enthousiaste s'est muée en petite fille craintive, puis en adolescente farouche évitant de se lier aux autres. Une jeune fille faible qui ne trouve la tranquillité que dans la fuite. Oui il faut fuir. Notamment les garçons, ceux-ci ne rêvent que d'une chose. Elle ne l'a compris que plus tard, échappant de justesse à un sort peu enviable. Et depuis elle est celle qui court le plus vite.

Maigre consolation. Dans une semaine elle aura dix-sept ans. Dans une semaine ce sera la pleine lune, elle pourra la regarder s'il n'y a pas trop de nuages ou...

Lupita

La nuit est tombée et elle se retourne dans son lit sans trouver le sommeil. Demain elle aura dix-sept ans. Excitation d'avoir un an de plus ? Non pas vraiment. Elle a chaud, tellement chaud ! Elle sort de son lit doucement, sans se faire remarquer. Les filles de son dortoir dorment à poings fermés. Pour une fois. Mily arrive à la porte, l'ouvre sans faire de bruit. Malgré la neige, elle n'a pas froid. Malgré son jeans, son simple col roulé, elle meurt de chaud. Elle ne comprend pas. Serait-elle malade ? A quelques mètres du foyer, il y a des arbres. Forcément placer des adolescents en pleine campagne permet de leur éviter les tentations de la ville. Ou pas.

Elle s'approche des arbres et entre dans le bois, la forêt. Enfin juste l'orée. Elle n'a jamais osé aller plus loin, trop peur de se perdre. Et pourtant plus elle avance, mieux elle se sent. Comme à sa place. Puis soudain, une douleur fulgurante la plie en deux. Oh non elle le savait, elle n'aurait jamais dû bouger de son lit ! Mais elle avait tellement chaud ! Et la chaleur se fait plus insupportable et sa tête semble exploser, oh elle ferait n'importe quoi pour que ça s'arrête !

Et puis soudain plus rien. Tout est calme. Elle n'a plus mal. Elle lève la tête et regarde la lune. Elle ne comprend pas ce qu'il s'est passé. Son corps a changé mais loin de paniquer, elle se sent bien sous cette forme qui n'est pas humaine. Ses pattes ne s'enfoncent pas dans la neige. Elle peut courir, oui courir et se sentir libre ! Elle jette un coup d'oeil sur le sol. Ses vêtements sont par terre. Il lui semble qu'elle a rapetissé. Qu'elle a la taille d'un chien. Elle se sent fine et surtout... affamée. Ses pattes se mettent en mouvement et elle court. Elle sent un millier d'odeur. Oh là elle se sent... bien, à sa place. Elle court, elle court de plus en plus vite et s'éloigne. Elle traque... un petit animal. Bientôt son museau est barbouillé de sang et elle est repue.

La campagne défile sous ses pattes et bientôt, elle sait qu'on ne la retrouvera pas. La petite louve relève la tête et hurle à la lune. Elle est seule oui. En paix.

Epilogue

La route est longue jusqu'à Saint-Petersbourg. Et pourtant Mily n'a jamais dévié de sa route, ballotée au gré de ses envies, au gré des odeurs. Au début c'était agréable de ne dépendre de personne. De voyager au gré de ses envies. Mais la peur s'insinue de partout et l'enfant qui dormait au coeur de la louve s'est réveillée. L'enfant a peur. L'enfant a besoin de compagnie, a besoin qu'on la protège. Mais la louve ne veut pas redevenir humaine. La louve a peur. Peur qu'on lui fasse du mal, alors elle se cache. Elle est allée à Moscou mais est bien vite partie, effrayée par tout ce monde.

Elle se cache et l'enfant se cache aussi au coeur de la louve, depuis maintenant plus de deux ans. Pourra-t-elle un jour redevenir humaine ? Elle l'ignore, elle ne veut pas le savoir, elle se tapi dans l'ombre en tremblant. Pourtant malgré sa faiblesse, elle est forte cette petite louve pour parvenir à survivre comme elle le fait, toute seule. Elle s'approche de la ville. Il fait nuit et peu de monde est encore dehors. Elle se cache sous une voiture, rampe jusqu'à une ruelle et s'y engage en trottinant. On dirait un chien de taille moyenne, encore tout jeune, au poil tout doux, un poil de chiot dans lequel on voudrait passer ses doigts encore et encore. Pas de trace de blessures et pour cause : la petite louve, bien qu'ayant souvent payé le prix de sa maladresse, s'en est toujours remise avec une rapidité étonnante. Etonnante même pour une lycanthrope, mais cela elle l'ignore. Après tout elle ne sait même pas ce qu'elle est.

Ses petites pattes fatiguées la conduisent près d'un endroit où se presse le monde. De ses yeux ambrés, elle parvient à déchiffrer l'enseigne qui brille dans la nuit. Bloody Mary ?